La volupté et le carnage
La volupté et le carnage
Quelle a été l’impulsion qui vous a animé pendant l’écriture de ce nouveau texte ?
Pendant le premier confinement au printemps 2020, j’ai résidé quelques semaines sur le toit d’un théâtre déserté en compagnie d’une personne qui s’amusait chaque jour à me conter des histoires. Un matin, j’écoutais le mythe de la jeune Psyché découvrant le visage de Cupidon, récit conté pour la première fois par Apulée, auteur latin du IIe siècle que je ne connaissais pas. Dans un premier temps, je n’ai pas voulu lire le conte d’Apulée pour pouvoir rêver dessus librement, et cette histoire s’emmêla immédiatement dans mon esprit : j’entendais le cri de Psyché - découvrant Amour et lui brûlant l’épaule avec l’huile de baleine de sa lampe - et tout un corps de ballet classique se mit à plier les jambes et déplier les ailes.
Le temps des contes est dépassé mais inspiré par la fièvre de l’enfermement, j’ai pris un grand plaisir à improviser en rimes, à me demander pourquoi tant de feu dans les ailes des dieux ! J’aimais ce mot « Psyché » et ce qu’il recouvre et puis le personnage de Vénus me touchait beaucoup, avec cette dualité solaire et ténébreuse, les puissances de la volupté et du carnage. J’aime le théâtre qui ne retire pas leur mystère aux êtres, des personnages comme Vénus ou la Pythie qui donnent une puissance à l’écriture et à l’oralité.
Quelle est la place de l’amour dans l’histoire ?
Entre la liberté et l’amour, il y a des frictions. Est-ce que on est kidnappé dans l’amour ? Est-ce notre propre désir qui s’exprime ? Faut-il apprendre le détachement ? J’avais envie de traverser ces questions. Le sentiment de la jalousie me touchait aussi beaucoup. Vénus est jalouse de Psyché, ses sœurs également. Psyché, elle, n’a pas de place pour la jalousie ; on n’a pas le temps d’être jaloux quand il y a un monde à découvrir, à inventer.
"Dans l’époque que nous traversons, celle du slogan martelé en boucle, où il est difficile de penser par soi-même, l’écriture poétique est une forme de résistance qui permet de recommencer à dire "il était une fois"
Que cherchez-vous à expérimenter de nouveau dans cette pièce ?
J’avais l’envie de trouver l’intensité d’un langage poétique qui permettrait au rêve d’envahir le réel ; tout en créant du jeu dans un château un peu enfantin avec des figures mythologiques dont on a déjà des représentations. Une tentative de rendre le monde à sa conscience du merveilleux, en me jetant au pied de la complexité « qui nous dit que l’enfer est certainement en bas » comme dirait Rimbaud.
Avec ces archétypes, je me suis amusé. Comme Heiner Müller l’a fait avec Prométhée, j’ai voulu casser le mythe comme un jouet, voir ce qu’il y a à l’intérieur, y révéler la naissance de la folie capitaliste dans son monde de possession, y révéler le désir comme hallucination. L’écriture a surgi dans une rythmique qui permettait la mise en musique quasi instantanée. Je voulais que ça puisse être immédiatement chanté, pour donner par le rythme de la puissance aux mots. Je souhaite que les interprètes de Cœur instamment dénudé puissent passer de la parole au chant sans transition.
J’ai beaucoup écrit et je ne vais pas pouvoir tout garder ! À côté des scènes dialoguées, accessibles et joyeuses, il y a des poèmes bruts, un peu sauvages… Le spectre est large. Je n’ai pas renoncé à l’inspiration rimbaldienne ! Je ne veux pas laisser de côté cette part de poésie profonde, même si on ne la comprend pas immédiatement. Dans l’époque que nous traversons, celle du slogan martelé en boucle, où il est difficile de penser par soi-même, l’écriture poétique est une forme de résistance qui permet de recommencer à dire « il était une fois » quand nos livres d’enfants sont tombés dans l’abîme ; le poème est un geste libre pour tenter d’échapper au cauchemar de notre psyché enfermée dans un monde qui ne supporte plus le mystère, où tout doit être identifié. Pourquoi vouloir être en phase avec la réalité quand celle-ci prend feu ou qu’elle n’est que froid dédain ?
Comment expliquer le surnaturel avec des mots, un rêve, une hallucination, quelque-part où mon corps résonne ?
Claude Régy est parti et je pense beaucoup à lui. Il aimait le mot psyché. Il croyait à l’âme, mais pas dans un sens religieux. Je crois au théâtre en tant qu’espace de métamorphose, où la fatalité n’a pas lieu d’être, un temps où l’on peut repenser le monde, où l’on pointe de la lumière vers le cosmos pour chercher le soleil. C’est cette traversée qui m’intéresse.
"Tout mon travail est très organique, les choses se répondent les unes aux autres. Cela rend le travail de coupe délicat."
Pourriez-vous décrire votre processus d’écriture ?
Pour la genèse de Cœur instamment dénudé, Anne Baudoux, ma collaboratrice, me racontait les histoires de Psyché, je lui demandais que ce soit assez bref, après quoi je partais dans ma chambre sur le toit et pendant la nuit, je travaillais, avec, sur ma table, cette peinture de Chagall, des livres de Maurice Maeterlinck, Kafka, Shakespeare, et j’improvisais, je faisais des rimes. Les mots surgissent d’un feu passé en moi et ravivé par des questions du présent.
C’est à partir de là que je vais écrire, avec des choses que j’ai senties, comprises. Une pulsation naît et c’est à travers elle que je vais trouver ce qui me soucie, me soulève, me surprend ou que je ne sais pas dire. Je rentre en état pour écrire. Il y a des gens avec moi. Baudelaire disait que pour écrire, il appelait Poe. Moi j’appelle mes fantômes.
Mes improvisations d’écriture ne sont pas des improvisations libres : je me donne un thème ou un début de scène, et je me lance, j’improvise en vers. J’arrive à la fin à une cinquantaine de pages abordant toutes les facettes de la scène ou du thème ; des motifs reviennent en spirale et se développent en évoluant, un peu comme dans une fugue musicale.
J’écris à voix haute. Je m’enregistre ou une personne de mon entourage retranscrit ce que je dicte. Viennent ensuite une relecture et une réécriture, où je reprends la versification, où je vérifie et je taille. Ensuite Anne Baudoux me fait une lecture à haute voix, repère les longueurs. La difficulté ensuite, c’est de trouver les agencements. J’ai un plan en tête et il faut placer les moments d’écriture dans la structure et sculpter. Tout mon travail est très organique, les choses se répondent les unes aux autres. Cela rend le travail de coupe délicat.
Quelle est la place de la musique dans cette nouvelle œuvre ?
Elle est centrale. Elle fait corps avec l’écriture, musicale elle aussi. Elle apporte de l’énergie, un feu du corps, au sens large. Cette énergie vient de quelque chose au-delà de soi, c’est une force qui fait qu’on se sent vivants. À mes complices compositrices et musiciennes, je propose des couleurs pour chaque scène. Je leur parle surtout de l’émotion recherchée. Pour Sombre rivière j’avais du blues en tête, pour Je m’appelle Ismaël plutôt de la musique classique. Ici j’ai aussi envie d’une humeur proche de la comédie musicale.
Propos recueillis par Olivia Burton en avril 2021.
Crédit photos : © Jean Louis Fernandez